setembro 30, 2008

André Glucksmann: Impõe-se ‘sair da bolha mental pós-moderna‘ in Le Figaro, 30 de Setembro de 2008


Inutile de consulter les grands économistes classiques pour comprendre la crise actuelle. Relisez simplement La Tulipe noire d'Alexandre Dumas et l'esprit du capitalisme descendra sur vous. L'alpha et l'oméga c'est la spéculation, à la fois dynamique conquérante, option sur un avenir prospère et d'autre part escalade perverse d'espérances sur les espérances, accumulation de crédits tirés sur des pronostics ultra-optimistes, châteaux de cartes soufflés par la première contre-performance venue. La spéculation c'est le ressort positif, vingt années de globalisation, l'enrichissement d'une majorité sur la planète - exemple : la Chine - et patatras ! La menace d'un effondrement à la mesure du succès précédent.

À la différence d'échelle près, la logique de l'emballement spéculatif sur les tulipes évoqué par Dumas annonce les pyramides de créances creuses des subprimes. Le capitalisme, c'est la mutualisation assurantielle des dangers et des espérances. D'où le dynamisme et simultanément la spéculation sur la spéculation. À la fois la réglementation prudente et la transgression imprudente des anciennes règles, le partage des risques et l'audace de risquer mieux que d'autres. D'où les faillites qui ponctuent une expansion impossible à contrôler d'avance mais insubmersible, malgré de successives et gigantesques avanies. Inutile d'opposer un capitalisme industriel supposé sage et une sphère financière promise à la folie. Le progrès industriel lui-même n'a rien d'un fleuve tranquille, il alterne sans cesse création et destruction, mise en friche des forces productives et explosion de nouvelles sources de richesse. La finance encourage ce mouvement de destruction créatrice, qui définit siècle après siècle l'occidentalisation du monde.

Rien d'original donc dans les bulles qui menacent d'implosion l'économie planétaire, si ce n'est l'insouciance avec laquelle on les a laissées gonfler. Les avertissements n'ont pourtant pas manqué. Aux États-Unis (Enron), comme en France (Crédit lyonnais, BNP), des emballements locaux mais ruineux ont révélé, à la tête d'entreprises privées ou publiques, des décideurs napoléoniens qui se croyaient tout permis. On vit des fonctionnaires lancer leurs entreprises à l'assaut de Hollywood, sans pour autant négliger leurs avantages personnels et le contribuable dut payer les pots cassés.

Le problème est moins telle ou telle technique financière qu'on promet désormais de contrôler, que l'état d'esprit général qui en a permis la floraison effrénée. Retrouvez dans les conseils d'administration le leitmotiv postmoderne : il n'y a pas de risque, pas de mal, preuve par les parachutes dorés. Depuis la fin de la guerre froide, la promesse d'un monde apaisé diffuse, urbi et orbi, l'annonce d'une histoire sans défi, sans conflit, sans tragique qui autorise tout et n'importe quoi.

Une bulle spéculative se soutient d'un pari qui se confirme lui-même. Elle est, selon le linguiste Austin, «performative». Pour le spéculateur, créditer c'est faire être. «La séance est ouverte !», proclame le président d'une assemblée, c'est vrai parce qu'il le dit : ici la réalité se règle sur le dire, alors que dans les cas ordinaires le dire, non plus performatif mais indicatif, se règle sur la réalité. La bulle financière accumule les crédits sur les crédits et s'enrichit de son autoaffirmation. Elle s'enferme dans son rapport à soi, c'est son côté bulle, et abolit progressivement le principe de réalité : seuls sont effectifs les produits financiers que mes investissements inventent.

Pareil fantasme de toute puissance napoléonienne n'anime pas seulement le trader, mais aussi bien ceux qui le laissent s'aventurer, pas seulement les patrons des instituts financiers, mais les autorités politiques, universitaires et mass médiatiques, qui ne s'inquiètent de rien. L'idéologie performative - c'est vrai parce que nous le disons - gouverne l'occidentalisation de la planète depuis la fin de la guerre froide : le camp adverse s'étant désagrégé, l'avenir nous appartient et les dangers fondamentaux se sont évanouis.

Reconnaissez dans le déni «performatif» de la référence au réel la «folle du logis», que les auteurs classiques nomment «imagination». Le postmoderne, qui s'institue «par-delà le bien et le mal» et qui se moque de la distinction du vrai et du faux - supposée idole du passé - lâche la bride à son imagination et habite une bulle cosmique. L'euphorie n'est pas moindre en matière politique qu'en manipulation boursière, il fallut près de dix ans pour que Bush, Rice, Blair et le Quai d'Orsay découvrent que Poutine n'est pas le «good guy» et le démocrate en herbe dont ils s'étaient entichés. Il faudra probablement dix ans pour procéder à une évaluation froide des deux tournants décisifs marquant la fin du XXe siècle. La réunification d'une grande partie de l'Europe, qui, depuis les révolutions démocratiques de Géorgie et d'Ukraine, inquiète souverainement le Kremlin. Et l'émergence de la Chine, qui modifie de fond en comble l'équilibre mondial. D'une part, le «miracle économique» suscité par la réforme de Deng Xiaoping relègue définitivement l'économisme collectiviste marxiste au Musée Grévin : l'avantage de l'économie de marché saute aujourd'hui aux yeux. D'autre part, un tel miracle économique n'est aucunement gage de démocratie et de coexistence pacifique. Les deux miracles économiques majeurs du XXe siècle, l'Allemagne et le Japon, ne sont-ils pas à l'origine des 50 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale ?

Puisse le frisson anticipant une crise universelle nous offrir l'occasion de sortir de la bulle mentale postmoderne, de doucher l'euphorie de nos vœux pieux et d'oser avoir, enfin, les yeux en face des trous. Mais je crains d'énoncer ainsi un vœu pieux de plus.

http://www.lefigaro.fr/debats/2008/09/30/01005-20080930ARTFIG00499-une-bulle-economico-mentale-.php
JPTF 2008/09/30

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