agosto 22, 2007

"Paquistão 1947-2007: 60 anos perdidos" in Courrier International



Le concept d’Etat-nation s’étant imposé il y a plus de deux cents ans, on peut dire que le Pakistan, qui a fêté son soixantième anniversaire le 14 août dernier, est plutôt immature. Il traverse d’ailleurs une grave crise sécuritaire, identitaire et politique. L’insécurité qui y règne provient des conditions mêmes de la naissance du pays, qui a eu lieu par césarienne [avec la partition du sous-continent] et dans le sang. Sa crise d’identité résulte de sa tentative de couper le cordon ombilical avec le reste de l’Asie du Sud laïque pour se tourner vers le Moyen-Orient islamique. Quant à ses problèmes politiques chroniques, ils sont dus à l’héritage d’un appareil d’Etat colonial relativement développé où la représentation de l’armée et de la bureaucratie a primé sur la consolidation de la nation. Le résultat a été la création d’une “nation-Etat” au-dessus du peuple, alors que les Etats-nations se construisent habituellement dans l’autre sens, le peuple formant d’abord une nation, puis un Etat.

La nation-Etat pakistanaise a cherché à se légitimer et à s’affirmer en s’appuyant sur une idéologie religieuse. Elle a tenté d’imposer une identité unique à la population dans le but de faire disparaître les anciennes et multiples “identités secondaires” léguées par l’Histoire, c’est-à-dire l’appartenance ethnique, la langue, la classe sociale et la région d’origine. Les Etats-nations traditionnels, comme l’Inde, se fondent au contraire sur les principes du pluralisme et de la démocratie laïque, où l’unité est une reconnaissance plutôt qu’une négation de la diversité religieuse, linguistique, ethnique et sociale. Une nation-Etat construite sur la base d’une identité religieuse – qui, par définition, sème l’exclusion, la division et l’intolérance parce qu’elle introduit une différence entre “nous” et “eux” – est plus encline à des crises de violence qu’un Etat-nation démocratique, laïc et pluraliste.

Au Pakistan, la question de la nation-Etat et de l’Etat-nation est rendue plus difficile par une grande contradiction contenue dans l’identité religieuse du pays. L’islam transcende l’Etat-nation, car il exige d’être loyal à une communauté transnationale de croyants, ce qui mine le sentiment de loyauté envers un Etat national délimité par des frontières géographiques et doté d’une souveraineté politique restreinte. La tentative du Pakistan pour se forger un “nationalisme islamique” est donc un contresens. De plus, en soixante ans, cette idéologie unique dominante a conduit à l’implantation d’une culture politique autoritaire, à un démembrement violent [avec la sécession du Pakistan-Oriental, devenu le Bangladesh en 1971], à des guerres régionales débilitantes [avec l’Inde notamment], à des révoltes internes, à des conflits religieux et à une course aux armements qui s’est avérée si onéreuse qu’elle a empêché la grande majorité des Pakistanais de bénéficier des retombées du développement économique.

Comment sortir de l’ornière ? Il faut d’abord non pas davantage mais moins de religion d’Etat, afin que le Pakistan devienne pluraliste, laïc, pacifique et viable. Cela n’est d’ailleurs pas incompatible avec un renforcement du sentiment religieux au niveau personnel. Pour y parvenir, nous devrons remanier les programmes scolaires, sensibiliser les médias et supprimer toutes les références à un destin religieux unique dans la Constitution. Nous devrons également insister pour que l’armée et la bureaucratie servent les civils avant tout. Nous devrons en outre soutenir les élans du peuple vers une plus grande démocratie et vers le constitutionnalisme libéral, et demander le départ définitif des militaires et des religieux qui occupent des postes au gouvernement. Enfin, les relations de notre Etat avec ses voisins devront se fonder sur une coexistence pacifique et sur les échanges plutôt que d’être guidées par des ambitions territoriales ou religieuses. Comment cela se traduira-t-il dans la pratique ? Le président Pervez Musharraf [qui dirige le pays depuis 1999] devra renoncer à cumuler ses fonctions avec celles de chef d’état-major et ordonner aux militaires de quitter la politique. Des élections libres et régulières devront rendre le pouvoir à des partis politiques démocratiques, pluralistes, réformateurs et favorables à la séparation de l’Etat et de la religion. En fait, le Pakistan ne doit pas seulement choisir entre la modération religieuse et l’extrémisme, ou entre le contrôle civil et le contrôle militaire. Il doit surtout s’interroger sur les relations que peuvent entretenir nation plurielle et Etat indivisible. S’il reste embourbé dans une identité et une idéologie religieuse uniques, il ne pourra jamais vivre en paix et ne sera jamais démocratique, et cela quels que soient ses dirigeants. Mais, si les civils et les militaires parviennent à un consensus sur ce sujet, tous les autres problèmes pourront être réglés.

Ce consensus est-il envisageable ? Malheureusement, les sentiments antioccidentaux et le choc des civilisations occupant actuellement plus de place dans le cerveau des gens que les idées de démocratie, de société civile, et même que la situation économique, cette éventualité semble peu probable. Dans ces conditions, tout accord sur le partage du pouvoir entre Pervez Musharraf et Benazir Bhutto [ancien Premier ministre et dirigeante d’un parti d’opposition, elle serait convenue avec le président de devenir le prochain chef du gouvernement à l’issue des prochaines élections, fin 2007, en échange de son soutien au régime actuel] ne pourra jamais apporter les modifications dont l’Etat a besoin. Le Pakistan semble donc condamné à subir encore de nombreuses épreuves.
http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=76666
JPTF 2007/08/22

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